Des évaluations qui vont jusqu’à noter le «courage» des salariés
Faites du chiffre ! Obnubilées par les politiques de « résultats », des entreprises en viennent à quantifier toute chose, y compris le comportement au travail, le courage du salarié et son niveau d’adhésion aux valeurs stratégiques. Le cas Airbus est actuellement entre les mains des juges.
Métro, boulot, totaux ! Quitte à en perdre le sommeil, savoir-faire et savoir-être doivent se transformer en « savoir faire plus avec moins de moyens » et « savoir être au service des stratégies de l’entreprise quelles qu’elles soient ». Le mètre, le litre, le kilo, le décibel, l’ampère, comme une flopée d’autres unités de mesure ont été imaginés et partagés dans l’idée de commercer, d’échanger en toute équité et en toute objectivité. Ah, l’objectivité ! Vaste et fort intéressant débat. Mais nous voici au XXIe siècle et plus question de perdre du temps en palabres ! Concurrence et rentabilité obligent, il faut aller vite et droit au but. Sus à l’argumentation et à la confrontation d’idées ! La société contemporaine, déployant énergie et intelligence à monétiser toute chose, s’applique du même coup à tout mettre en chiffres. Y compris des qualités comportementales comme le courage ou l’adhésion à des valeurs. Et dans une entreprise comme Airbus, l’unité de mesure qui correspond à ces comportements humains, c’est l’euro, puisque l’évaluation individuelle impacte la rémunération.
Explications.
Ainsi, sur la table des primes annuelles à distribuer à ses cadres, la société Airbus parachute chaque année un magot équivalant à 12 % de la masse salariale. Discutable mais légal. En 2010, sans consultation préalable des institutions représentatives des personnels et sans étude d’impacts sur leur santé et leur sécurité, l’avionneur a étendu à l’ensemble de ses 9 000 cadres des pratiques d’évaluation croisant résultats d’objectifs de travail et données comportementales – déjà en cours depuis 2007 auprès de 240 cadres dirigeants –, qui déterminent chacun selon trois critères : montant de la prime, déroulement de carrière et pouvant aller jusqu’au licenciement lorsqu’un comportement jugé « à corriger » n’est pas suivi d’effets. Les entorses au Code du travail sont alors multiples.
Sont notamment évalués les niveaux d’adhésion aux « valeurs société » définies par le « AirbusWay » : facultés à agir avec courage, à promouvoir l’innovation et à livrer des produits fiables, à générer de la valeur client, à favoriser le travail en équipe et l’intégration au niveau mondial, à faire face à la réalité et à être transparent, à développer son talent et celui des autres… Reste que 80 % des cadres sont des chercheurs et des ingénieurs qui ne managent qu’eux-mêmes. L’évaluation, réalisée par les supérieurs hiérarchiques, est informatisée. Incluant CV et perspectives d’avenir dans l’entreprise, elle est consultable à tout moment et sur la durée. Elle ne fait l’objet d’un entretien individuel qu’en fin de processus et après versement de la prime ainsi obtenue. Pire ! Comme chez le géant informatique HP, Airbus a instauré des quotas (la direction préfère parler d’orientations) fixant un pourcentage d’individus à plaquer dans chacune des quatre catégories proposées. Qui doit trouver des chiens à loger dans la niche « à abattre » ira traquer tout symptôme de rage !
À travers ces quotas et ces catégories de performances étiquetées « low », « normal », « high » et « top », le système érige l’inégalité en principe. C’est notamment ce qu’a dénoncé la CGT devant la chambre sociale de la cour d’appel de Toulouse, le 15 juin dernier (verdict attendu le 21 septembre), rappelant que les « valeurs » d’une entreprise sont d’abord celles définies par les actionnaires et non pas par les salariés. Outre l’arrêt de ce mode d’évaluation subjectif, le syndicat demande la destruction des fichiers déjà existants, dénonçant « l’absurdité d’un système qui ne valorise pas la capacité de jugement et le sens critique, mais le béni-oui-ouisme », un système dans lequel « chacun se sent obligé de jouer la comédie du bonheur ». Au vu de son application déjà engagée, la CGC relève pour sa part que « les congés maladie, les congés paternité, les temps partiels, les mobilités, les fins de carrière semblent être des états influant négativement sur l’estimation de la performance » et ce malgré une résistance interne qui adoucit les angles des courbes.
Certes, le besoin de se situer par rapport aux autres et d’espérer reconnaissance est légitime. Mais évaluer le « courage » au travail, n’est-ce pas inciter le salarié concerné à en taire les souffrances ? Et comment adhérer aux valeurs d’une entreprise quand sa direction prône un temps un « nécessaire » dégraissage ou une délocalisation, pour se remettre quelques mois plus tard à embaucher, voire à relocaliser !
Empiétement sur la vie privée ? Pas du tout, il s’agit de « récompenser le courage professionnel » et non pas de juger du courage dont pourrait faire preuve « un salarié qui sauverait ou non un promeneur de la noyade en sautant ou non dans la Garonne », a notamment argué l’avocat d’Airbus, convaincu que les dirigeants des entreprises d’aujourd’hui agissent dans « l’intérêt général ». Le courage pouvant être, poursuit l’avocat, d’aller saisir sa hiérarchie pour obtenir davantage de moyens pour remplir un objectif. Dans cette logique, le syndicat qui a le courage de traduire l’entreprise devant le tribunal méritera-t-il reconnaissance ? Toujours est-il que, dans le numéro de janvier 2010 des Cahiers internationaux de sociologie, revue publiée avec le concours du CNRS et titrée Ce qu’évaluer veut dire, Marie-Anne Dujarier pointe néanmoins la distinction qu’il y a lieu de faire entre « évaluation du travail » et « évaluation au travail », s’appuyant sur des exemples trouvés dans le privé mais aussi dans le public. Car, l’affaire Airbus n’est pas sans précédent. En 2008, le tribunal de Nanterre a, par exemple, débouté Wolters Kluwer France, qui utilisait des critères « flous fondés sur des valeurs » pour évaluer ses employés, comme l’intégrité, la responsabilité ou le travail en équipe… Question juridique, question de société…
Repères
La qualité de cadre dirigeant s’applique aux cadres à responsabilités ce qui implique une indépendance dans l’organisation de l’emploi du temps, habilités à prendre des décisions de façon autonome et percevant une rémunération se situant dans les niveaux les plus élevés de l’entreprise.
Dans la catégorie socioprofessionnelle « cadres et professions intellectuelles supérieures » de l’Insee : professeurs, salariés des professions scientifiques, professionnels de l’information, des arts et spectacles, cadres administratifs, commerciaux d’entreprise, salariés gestionnaires des entreprises, ingénieurs et cadres techniques d’entreprise.
Juridiquement, en France, le statut cadre n’a jamais eu de définition autre que dans la jurisprudence.
Laurence MAURIAUCOURT
source: humanité.fr ( Lundi 27 juin 2011)