Médiator- Irène Frachon « Je suis à l’opposé de la culture du secret »
Médiator
Le 15 novembre 2009, le Mediator, médicament coupe-faim, du laboratoire Servier, est retiré de la vente. Irène Frachon, médecin des hôpitaux et pneumologue, revient sur sa longue bataille pour l’interdire. Elle dénonce des conflits d’intérêts politiques et sanitaires toujours à l’œuvre.
Pneumologue à l’hôpital de Brest, Irène Frachon enquête depuis 2007 sur les effets néfastes du Mediator, administré comme adjuvant aux diabétiques. Entretien.
Comment percevez-vous la déferlante de réactions et de déclarations politiques et institutionnelles ?
Irène Frachon. D’abord, depuis « l’explosion du 15 novembre », je suis très soulagée parce qu’il y a une vraie prise de conscience massive de l’opinion publique, via les médias. Cela fait des années que j’ai le sentiment insensé de voir des situations dramatiques, des gens mourir et une mise en danger de centaines de milliers de personnes sans réactions. Je suis heureuse que ma révolte face à une affaire si scandaleuse se propage à toute l’opinion publique et aux instances politiques. C’est une véritable onde de choc. J’ai l’impression que le monde se remet à marcher un peu plus droit.
D’autres médicaments sont potentiellement dangereux et persistent sur le marché. Pensez-vous que le Mediator soit un cas d’école ?
Irène Frachon. Oui. En France, on admet dans notre panoplie pharmacologique un certain nombre de molécules qui sont peu efficaces, voire suspectes même de dangerosité et qu’on ne retire pas pour des motifs qui n’ont pas grand-chose à voir avec la santé publique. Il y a manifestement des préoccupations autres, notamment économiques, et des pressions exercées par des industriels sur les autorités de santé, qui empêchent d’y voir clair. Le Mediator était le médicament typiquement anodin, qui ne pouvait pas faire de mal. C’était le placebo donné dans un traitement adjuvant que même des homéopathes prescrivaient. Or un médicament n’est jamais anodin. Et il n’y a aucune raison de prescrire des médicaments qui apportent peu de bénéfice. J’espère que cela suscitera des conséquences pour des médicaments dans le même cas.
Pourquoi le Mediator est-il resté si longtemps sur le marché ?
Irène Frachon. Sans doute parce que le drame de l’Isoméride n’a rien coûté au laboratoire Servier en France. Servier a licencié l’Isoméride aux États-Unis et a provoqué la mise en difficulté d’une boîte américaine, Wyeth, devenue Pfizer. C’est une boîte américaine qui doit payer des milliards de dollars d’indemnisation aux victimes de l’Isoméride. Curieusement, le laboratoire Servier n’a jamais proposé le Mediator aux États-Unis... où existent des class actions, c’est-à-dire des actions judiciaires groupées de victimes. Par contre, l’Isoméride, qui a fait beaucoup de morts et beaucoup de victimes en France, n’a rien coûté à Servier. Pourquoi se gênerait-il quand ça ne fait pas mal au portefeuille ? S’il s’avère que le Mediator était un médicament toxique laissé sur le marché pour des raisons strictement économiques par le laboratoire Servier, responsable de ces morts et de ces handicaps, il est logique que la charge en revienne à ce laboratoire.
Les institutions comme l’Afssaps ont failli à leur rôle d’alerte. Pourquoi ?
Irène Frachon. On a tous compris que cette indépendance est très menacée et bousculée à tous les niveaux, avec des pressions et des compromissions inadmissibles. On attend maintenant avec beaucoup d’intérêt le déroulé des différentes enquêtes en cours, de l’Igas, des missions d’information, des procès… Tout cela apportera des éclairages sur les conflits d’intérêts.
La connivence existe entre laboratoires et hommes politiques...
Irène Frachon. On rentre dans le lobbying entre les grands dirigeants des groupes industriels et la classe politique. Les rapports entre Nicolas Sarkozy et Jacques Servier sont abordés dans mon livre. Quand je me suis aperçue de la dangerosité du Mediator, j’ai fait mes recherches. Je connaissais bien l’Isoméride et ses méfaits, je connaissais bien la maison Servier et c’est pour cela que je m’en méfiais. Quand j’ai réalisé que le Mediator, c’était presque la même chose que l’Isoméride, je suis tombée de haut. En creusant, et je l’évoque dans mon livre, Jacques Servier a reçu la grand-croix de la Légion d’honneur de Nicolas Sarkozy en décembre 2008. En 2008, l’affaire de l’Isoméride avait déjà éclaté, ça représente quand même une casserole extrêmement sérieuse. Pour moi, ça a été un choc. Être fait grand-croix de la Légion d’honneur en même temps qu’Yvette Farnoux, déportée résistante, présidente fondatrice de l’association Mémoire des déportés et des résistants de l’Europe, ça fait un drôle d’effet.
Quid des conflits d’intérêt entre médecins et laboratoires pharmaceutiques ?
Irène Frachon. C’est une question qui existe à l’échelon français, européen et mondial, mais très complexe à résoudre puisque la collaboration avec l’industrie pharmaceutique est nécessaire. Je suis spécialiste d’une maladie rare appelée hypertension pulmonaire artérielle. Je travaille en collaboration avec l’industrie pharmaceutique depuis des années pour tester des molécules dans cette maladie. Des traitements existent. Le problème est le suivant : lorsqu’on est spécialiste d’une maladie, quoi qu’on fasse, le conflit d’intérêts s’installe tout de suite. Je ne parle pas de corruption mais il suffit de dire bonjour aux gens, de les connaître et de travailler avec eux. Il n’est pas question de rompre des liens avec l’industrie pharmaceutique, ce serait une catastrophe. Mais il va falloir être beaucoup plus clair au niveau des autorités de santé. En particulier sur la nature des experts qui vont trancher sur les autorisations de mise sur le marché de médicaments et, au final, peser sur leur remboursement. Les mêmes experts ne doivent pas officier à tous les niveaux.
Le ministère de la Santé a-t-il un rôle à jouer pour permettre l’indépendance en matière d’autorisation de mise sur le marché ?
Irène Frachon. Il a un rôle à jouer car il devra redéfinir le métier d’expert. Certains experts de la Haute Autorité de santé sont liés aux laboratoires et donnent leur point de vue. Il faudrait un filtre avec des experts indépendants, rémunérés en tant que fonctionnaires de la santé publique. Ils auraient une interdiction formelle d’échanger avec l’industrie pharmaceutique. On pourrait aussi imaginer de faire participer davantage des revues et des associations indépendantes, comme Prescrire ou le Formindep. Enfin, il y a la question de la transparence. Actuellement, les experts sollicités dans les commissions doivent dire d’eux-mêmes pour qui ils travaillent, mais pas combien ils gagnent, et la nature de leurs échanges avec les laboratoires, et on n’a pas accès à leurs rapports… Les experts devraient être soumis à une vraie déontologie de déclaration de conflits d’intérêts que l’on puisse vérifier. Les laboratoires devraient déclarer les rémunérations personnelles et institutionnelles allouées à ces experts ainsi que le nombre d’invitations et de conférences.
Avez-vous le sentiment d’avoir mené votre combat à terme ?
Irène Frachon. Mon premier objectif, c’était de retirer le médicament au plus vite. Ce qui s’est fait en novembre 2009. Deuxième objectif : que les victimes de ce médicament soient informées, ce qui n’était pas le cas après le retrait du médicament. C’était le but de mon livre. Aujourd’hui on ne peut pas dire qu’il y ait beaucoup de victimes du Mediator qui s’ignorent. Je suis à l’opposé de la culture du secret et s’il y a des répercussions favorables sur une réflexion à propos des conflits d’intérêts, sur une certaine politique du médicament, eh bien tant mieux !
Entretien réalisé par Michel Delaporte
Juin 2010. Mediator 150 mg. Combien de morts ? paraît aux éditions-dialogues.fr dans la plus grande discrétion. À peine quelques comptes rendus par-ci par-là... Malgré l’éclatement de l’affaire en novembre dernier, la diffusion du livre semble particulièrement compliquée. Dès le 7 juin, les laboratoires Servier obtiennent en référé le retrait d’une partie du titre, Combien de morts ? s’estimant ainsi discrédités. Aussitôt, l’éditeur publie une nouvelle édition avec la formulation suivante : « Sous-titre censuré » et fait appel de la décision. Irène Frachon saura le 25 janvier si le livre peut être édité avec son sous-titre d’origine Combien de morts ? En attendant, le livre peut se trouver sur Internet et chez certains libraires engagés. Les Relay H et les centres Leclerc commencent à en commander. Parfois, la censure s’exerce sans bruit....
source: humanite.fr (27 décembre 2010)