L’Union Européenne en gestation-le point de vue de la CGT en 1957

L'Union Européenne en gestation-le point de vue de la CGT en 1957

 

Lors du congrès de la Fédération Syndicale Mondiale (FSM) qui se tient à Leipzig du 4 au 15 octobre 1957, Benoît Frachon, secrétaire général de la CGT de France,  prononce un discours dans lequel il pointe les dangers du Marché commun qui allait donner naissance à l'Union européenne

 

 

[...]


Je veux limiter mon intervention à deux points sur lesquels il me semble nécessaire d'apporter une contribution à leur approfondissement.


Le premier est le Marché commun des six pays d'Europe.


A première vue, cette question semble intéresser plus particulièrement les syndicats membres du Marché commun. En réalité, elle soulève des problèmes qui ont une valeur internationale.


La CGT française s'est prononcée à l'unanimité contre le Marché commun sans rémission.


Cependant, les promoteurs de ce Marché ont fait beaucoup de propagande pour le présenter comme une réforme progressive, une mise en commun des ressources de l'Allemagne, de la France, de l'Italie, de la Belgique, des Pays-Bas, du Luxembourg, et comme un moyen d'améliorer le sort des peuples de ces pays.


Cette propagande cache des visées bien différentes.


Le Marché commun fait partie d'un ensemble de mesures conçues et mises en œuvre par les impérialistes américains en vue de poursuivre leur objectif de domination mondiale.


Les six pays intéressés font partie de cette machine de guerre qu'est l'OTAN et qui a déjà abouti à la création de nombreuses bases militaires américaines en Europe, à la militarisation à outrance des pays membres, à imposer à leurs peuples des charges militaires écrasantes, à la remilitarisation de l'Allemagne de l'Ouest.


Rien qu'en France, il y a actuellement sous les armes un million deux cent mille hommes, beaucoup plus qu'il n'y en a jamais eu en période de paix, même immédiatement avant la Deuxième Guerre mondiale. Ce serait déjà suffisant pour rejeter et combattre une telle forme de mise en commun des ressources et des moyens de production.


Elle n'est cependant pas la seule raison.


Le Marché commun constitue en fait un grave danger pour l'économie nationale des pays les plus faibles et une menace non moins grave pour les travailleurs de l'ensemble de ces pays. Contrairement à ce qu'en disent les promoteurs, le Marché commun ne fait pas disparaître les contradictions internes du régime capitaliste. Ces contradictions s'expriment déjà dans notre pays par les craintes exprimées par certains dirigeants d'industries ou d'entreprises menacées par la concurrence d'industries similaires d'autres pays du Marché commun mieux placés qu'eux. Le Marché commun ne peut favoriser le développement économique dans tous les pays intéressés, il ne peut aboutir qu'à l'hégémonie des capitalistes et des monopoles les plus puissants, en l'occurrence les monopoles allemands étroitement associés aux monopoles américains.


Ce en quoi cette question du Marché commun a une importance internationale pour les syndicats réside notamment dans les moyens employés par les monopoles et les gouvernements qui mènent leur politique pour essayer de le faire admettre par les masses populaires et la classe ouvrière, alors qu'il constitue une véritable trahison des intérêts nationaux de la plupart des pays qui y participent. Ce qui intéresse les travailleurs de tous les pays, ce sont les moyens que ces mêmes monopoles et gouvernements utilisent pour troubler la conscience de classe des travailleurs et pratiquer une politique réactionnaire en essayant de la parer des vertus du progrès, en utilisant même parfois ou en faisant utiliser par des dirigeants d'organisations ouvrières un langage à prétention socialiste. C'est ainsi que la concentration toujours plus poussée des moyens de production entre les mains de quelques monopoles, l'expropriation et la disparition de petites et moyennes entreprises au profit des grands capitalistes sont présentés comme un moyen d'enrichissement du peuple et d'amélioration de la situation de la classe ouvrière. Mais nous savons bien que le renforcement des monopoles signifie, au contraire, une exploitation renforcée de la classe ouvrière, l'augmentation des prix par rétablissement des prix de monopole. Les propriétaires des mines en Allemagne de l'Ouest viennent de nous en donner l'exemple par la récente augmentation des prix de l'acier en France.


Je rappelle que le pool charbon-acier qui devait, aux dires de ses promoteurs, aboutir à une réduction des prix, a provoqué, au contraire leur augmentation de 30 %.


Le renforcement des monopoles signifie également une domination plus grande des capitalistes sur l'État et l'utilisation de l'appareil de cet État contre les libertés et les droits de la classe ouvrière. Le Marché commun prévoit la libre circulation des travailleurs dans les six pays intéressés. On nous présente cela comme une grande conquête dans la voie de la liberté, une espèce de préface à la suppression des frontières. La vérité est beaucoup plus prosaïque.


Pour s'opposer aux revendications de la classe ouvrière, pour réduire les salaires réels, imposer de longues journées de travail et des conditions de travail toujours plus dures, les capitalistes ont besoin d'une armée de réserve de chômeurs. La soi-disant libre circulation des travailleurs leur permettra d'utiliser à leur gré cette armée, de la transporter d'un pays à l'autre suivant les besoins.


En ce qui concerne le niveau de vie des travailleurs, tous ceux qui veulent cacher les véritables buts du Marché commun affirment que les salaires et conditions sociales seront nivelés par le haut. Mais comme le rappelait le camarade Di Vittorio, c'est au contraire vers le niveau le plus bas que s'orientent les capitalistes de tous les pays. Chez nous, bien avant que le Marché commun ait été voté par le Parlement, les patrons répondaient aux demandes d'augmentation des salaires formulées par les syndicats par la nécessité de faire face à la concurrence dans le futur marché et faisaient peser la menace du chômage.


Chez nous, les dirigeants social-démocrates de droite, ainsi que les dirigeants réformistes et les partisans de la collaboration des classes dans les syndicats présentent le Marché commun comme une tranche de socialisme.


Une plus grande centralisation des moyens de production, une division du travail plus poussée, à une échelle plus grande, est présentée par eux comme une voie ouverte vers le socialisme.


Mais le développement de la forme sociale du travail en même temps qu'une plus grande concentration de la propriété privée des moyens de production n'est pas du socialisme. Il y manque une simple petite chose : la transformation de la propriété privée des monopoles en propriété collective. Mais cela ne se réalise pas par des dissertations prétendument théoriques, ni par des appels à la bonne volonté des propriétaires, ni par une collaboration avec eux dans l'espoir de leur faire abandonner bénévolement tout ou partie de leurs privilèges.


Ce n'est pas pour réaliser le socialisme que les monopoles et les gouvernements des six pays ont mis debout le Marché commun, ni pour aller si peu que ce soit dans cette voie. Non seulement aucun de ces gouvernements n'est socialiste, mais aucun d'eux n'est un gouvernement s'appuyant sur les larges masses populaires. Alors, si l'on pense que la libération de la classe ouvrière exige une lutte acharnée contre les monopoles, on avouera que c'est une singulière façon de préparer la lutte et de s'orienter vers la victoire que de commencer par renforcer son ennemi.


Cette présentation du Marché commun européen comme un progrès n'est pas une nouveauté.


Voilà plus de trente ans, nous avons connu des discussions qui s'apparentent à celles d'aujourd'hui. Elles se déroulaient à propos d'une conception émise alors dans certains milieux ouvriers sur les États-Unis d'Europe. Elle s'était terminée par la confusion de ses protagonistes à qui il avait été facile de démontrer qu'il n'était guère possible de développer une discussion sur ce sujet sans s'occuper de ce que pourraient être ces États-Unis d'Europe, ou capitalistes ou socialistes. Dans le premier cas, il n'est pas possible de concevoir que puissent être surmontées les contradictions internes du régime capitaliste.


Il est possible, disions-nous à ce moment-là, que les capitalistes de différents pays essaient de surmonter leurs difficultés croissantes en organisant des ententes, dans le genre de celle du Marché commun. Elles ne peuvent aboutir à un progrès social et économique quelconque, mais au renforcement des monopoles et si, dans un cadre limité, ces monopoles peuvent ainsi atténuer momentanément certaines contradictions, ces contradictions sont reportées à une échelle plus élevée, à l'échelle internationale.


Dans les organismes du Marché commun, les monopoles et leurs gouvernements ont réservé une place aux représentants des syndicats, pas tous les syndicats mais ceux qui soutiennent ce Marché, ce qui indique qu'ils ne tiennent pas du tout à voir dans leurs doctes assemblées des représentants authentiques de la classe ouvrière dénoncer leurs manigances et informer les travailleurs de la réalité des choses. Eux-mêmes, les représentants des syndicats admis, se plaignent qu'on ne leur offre qu'un strapontin. Mais les monopoles n'ont besoin de représentants ouvriers dans leurs entreprises de brigandage que pour donner le change, pour servir de paravent et non pour autre chose.


Il faut faire preuve de beaucoup de naïveté pour croire que dans le Marché commun, dans cette assemblée de rapaces, les monopoles s'embarrasseront des avis des représentants des syndicats.


Nous avons, dans l'histoire des luttes de la classe ouvrière en France, un exemple célèbre de cette espèce de collaboration entre la bourgeoisie et la classe ouvrière. En 1848, lorsque par son action révolutionnaire, la classe ouvrière renversa le pouvoir absolu, la bourgeoisie lui ravit le résultat de sa victoire et prit le pouvoir pour son propre compte. Mais elle aussi avait besoin de faire croire à sa volonté de collaboration avec la classe ouvrière. Elle institua une Commission à la tête de laquelle elle plaça un socialiste opportuniste bien connu, Louis Blanc, qui consentit à lui donner sa caution. Cette Commission n'avait aucun autre pouvoir que celui de discourir, et tandis que la bourgeoisie, avec son gouvernement et son Parlement, votait des lois antiouvrières, organisait la répression contre les travailleurs, assurait ses privilèges, la Commission du Luxembourg, comme on l'appelait, palabrait à longueur de journée sur les droits des ouvriers, ce qui désorientait et décourageait la classe ouvrière.


Nous, nous sommes convaincus de la nécessité impérieuse pour les travailleurs et les syndicats des six pays du Marché commun de s'unir pour se défendre ensemble contre les menaces nouvelles qui pèsent sur eux du fait de ce marché. Ce n'est pas d'une Commission du Luxembourg qu'ils ont besoin, mais d'une solide unité d'action.


Nous sommes aussi convaincus que cette union permettra de nouvelles conquêtes sociales. Les travailleurs des six pays de la petite Europe ont beaucoup de revendications communes et ils luttent déjà dans leurs pays respectifs pour les faire triompher. Le Marché commun, l'union des monopoles pour les exploiter en commun sera un élément de plus pour leur faire comprendre que leur union à eux est possible et nécessaire. Nous sommes décidés à tout mettre en œuvre pour qu'elle se réalise sur la base de la lutte contre les monopoles unis dans le Marché commun. Nous avons établi quelques contacts avec les travailleurs des syndicats de la République fédérale Allemande. Nous ne négligerons rien pour les affermir et les étendre. Nous multiplierons nos efforts unitaires auprès des syndicats de la République Fédérale allemande pour une action commune. Mais nous ne nourrissons pas de l'illusion dangereuse de domestiquer cette machine infernale forgée par les monopoles sur l'initiative des impérialistes américains qu'est le Marché commun.


L'intérêt des travailleurs de tous les pays du Marché commun est de combattre pour sa destruction et nous ne pensons pas que le fait qu'il ait été voté par les Parlements soit une raison pour que nous abandonnions la lutte pour sa liquidation. Nous ne nous inclinons pas devant le fait accompli. Nous savons qu'une partie du peuple de France, trompé ou mal informé, réagira contre les conséquences inévitables de ce Marché commun.

 

En tout cas, la CGT française poursuivra sa lutte, non seulement avec la classe ouvrière, mais en s'appuyant sur toutes les forces nationales qui veulent sauvegarder l'indépendance de notre pays et assurer un développement de son économie nationale.


[...]

 

Extraits de l'intervention de Benoît Frachon, secrétaire général de la CGT de France sur le Marché commun devant le Congrès de la Fédération Syndicale Mondiale (Leipzig -du 4 au 15 Octobre 1957)-publiée dans dans  Cahiers internationaux. Novembre 1957, n° 90; 9e année, pages 91-94.

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